J’ai fait un vœu: Si je survis à Buchenwald, je reviendrai tuer la femme du maire.

par Martin Greenfield

 

La première fois que Martin Greenfield a pris une aiguille et du fil, il était à Auschwitz, pour réparer la chemise du garde SS qui venait de le battre. Aujourd'hui, on le reconnait comme «le plus grand tailleur américain vivant," un homme qui  habille les présidents et les stars de cinéma.

Expulsés de Tchécoslovaquie à 15 ans pour être interné à Auschwitz, Greenfield a été séparé de sa famille et fût retenu pour les expériences du  Dr Mengele. Il a été libéré de Buchenwald, il fût le seul de sa famille à survivre.

Greenfield est arrivé en Amérique en 1947 – à 19 ans, seul et sans le sou. Il a commencé à balayer les planchers dans une usine de vêtements de New York et est devenu un tailleur virtuose, chef de la compagnie de costume sur mesure de premier ministre de l'Amérique. En chemin, il passa des conseils de politique étrangère au président Eisenhower en enfilant des notes dans les poches de son costume.

L'extrait suivant de sa nouvelle autobiographique, "Mesure d'un homme: De survivant d'Auschwitz à la mesure des présidents" (Regnery), explique comment les camps de concentration le dépouillèrent de son humanité à 16 ans - et le jour où il l'a récupéré.

La femme du maire.

Lorsqu’à Buchenwald, affecté à travailler dans la fabrique de munitions, un matin après l'appel, un SS m'a placé dans une équipe de 12 détenus pour effectuer des réparations en dehors du camp dans les environs de Weimar.

Travailler en la ville était une distraction bienvenue dans la vie du camp. Parfois, vous aviez de la chance et vous repériez une pomme de terre dans un champ ou un bijou de contrebande une aubaine pour le  commerce de la nourriture. De toute façon, c’était une chance de voir le ciel, d’échapper à la puanteur des cadavres en décomposition, et de confirmer qu'il y avait encore un monde au-delà du fil de fer barbelé .

Nous avons chargé notre équipement et marchâmes quelques miles vers Weimar. Les soldats nous arrêtèrent devant une maison bombardée, la maison du maire de Weimar. Une grand Mercedes noire stationnait devant la maison. Les soldats nous ont commandé de passer au crible les décombres, de  dégager les débris, et de commencer les réparations sur la maison. Je marchais seul à l'arrière de la propriété pour évaluer les dégâts. Des piles poussiéreuses de briques brisées gisaient dans la cour. Voyant la porte entrouverte de la cave, je l’ouvrais lentement. Un rayon de soleil remplit la cave humide. D'un côté il y avait une cage en bois enveloppé dans du grillage. Je m’avançais plus près et je remarquais deux lapins tremblants à l’intérieur de la cage.

"Ils sont toujours en vie!" Je me suis dis avec surprise.

A l’intérieur de la cage il y avait les restes du dîner des lapins. Je débloquais la cage et sortais une feuille de salade fanée et une carotte moisie. La laitue était brune et visqueuse, la carotte encore humide de l’urine des lapins. Excité, j’avalais la laitue et essayé de casser le morceau de carotte avec mes dents.

Ma chance fut de courte durée. "Que faites-vous ?!" criait une voix. Je tournais ma tête vers la porte. Une superbe femme blonde élégamment habillée avec un bébé dans les bras se tenait dans le cadre de la porte. C’était la femme du maire de Weimar.

«Je. . . J’ai trouvé vos lapins! "Je balbutiais avec une certaine nervosité. "Ils sont vivants et en sécurité!"

«Pourquoi dans cet enfer vous volez la nourriture de mes lapins?" Aboya la femme. "Animaux!" Je suis resté silencieux et fixait le sol.

«Je vais immédiatement signalé cela!» Dit-elle, en s’éloignant. Mon cœur battait dans ma poitrine décharnée. Quelques minutes plus tard, un soldat SS m'a ordonné de sortir de la cave. Je savais ce qui allait arriver. Et je craignais le pire.

"En bas sur le terrain, chien! Et plus vite! "Hurla l’allemand. Il saisit son bâton et matraqua mon dos. Je ne sais pas si l'épouse du maire regardait. Mais compte tenu de sa cruauté, pourquoi voudrait-elle manquer un tel spectacle?  Sur le chemin du retour à Buchenwald, j’ai rejoué la scène encore et encore dans mon esprit.

Comment une femme, portant son propre enfant, trouvant un squelette grignotant la nourriture pourrie de ses animaux de compagnie, pouvait-elle être complice d’une telle cruauté ?

J’ai fait un vœu: Si je survivais à Buchenwald, je reviendrais tuer la femme du maire.

En ce moment, mon envie de mourir disparue, à la place, se levait une soif de sang étranger, une faim de vengeance comme je n’en avais jamais connu. Une montée d'adrénaline et de rage remplissait l'intérieur de mon corps desséché.

Si je survivais à Buchenwald, je reviendrai tuer la femme du maire.

 

Ne tirez pas!

Le 11 Avril 1945, 15h15, les Alliés ont libéré Buchenwald.

Physiquement, j’étais libre. Emotionnellement, j’étais dans les chaînes. J’avais fait une promesse à moi-même. Et j'avais l'intention de la tenir.

Je trouvais deux garçons juifs qui étaient assez bien pour faire de la marche vers Weimar. Je leur dit ce que la femme avait fait et ce que j’étais prêt à faire à son sujet. Nous nous emparions d’une mitraillette de la montagne d'armes allemandes saisies par les détenus et les Américains qui se trouvaient en tas sur le Appelplatz. Dans les rues en dehors camp régnait  une certaine excitation inquiétante. Une poignée de prisonniers en pyjama rayé y déambulait en quête de nourriture. Je me tenais sur mes gardes à cause des SS. Empêtrés avec nos fusils nous sommes arrivés à Weimar le plus rapidement possible. Mon rythme cardiaque s’accéléra quand nous sommes arrivés à proximité de la maison du maire. La rage refoulée de tout ce que je avais vu et vécu a bondi à travers moi. Tuer la femme du maire ne pouvait pas nous venger pour la terreur que les nazis nous avaient infligée mais c’était un début. Nous avons marché quelques miles avant de nous trouver dans la rue de la maison du maire. Je remarquais une maison à quelques pas sur la route: "Je pense que c’est là."

La grande Mercedes noire n’était pas devant.

Il m'a fallu un moment pour m’assurer que c’était la bonne maison. "La voiture n’est pas là. On dirait que la maison est vide. Prenons nos fusils et allons vers la porte de côté ; nous nous cacherons et nous attendrons pour tuer la femme blonde qui m’a fait battre ". C’était mon plan et les garçons acquiescèrent. Nous rampions jusqu'à la porte latérale. Je tournais lentement la poignée. La porte n’était pas verrouillée. Je suis entré dans la maison tranquillement, avec mon arme à la main. Les garçons me suivirent et fermèrent la porte. Nous sommes entrés doucement, en silence, malgré nos sabots de bois.

"Bonjour !" Une voix sortie de nulle part retentit et dit: "Bonjour !"

A ce moment, une belle femme blonde laissa échapper un cri. Elle avait à nouveau le bébé dans ses bras.

«Ne tirez pas!" Hurla-elle. "Ne tirez pas!"

"Vous vous souvenez de moi ?!" ai-je crié. "Vous rappelez-vous ?!"

Ses cheveux blonds se secouèrent violemment. Elle cacha son visage derrière sa main levée comme pour  se protéger du soleil.

"Vous m’avez fait battre à cause des lapins. Je suis ici pour vous tirer dessus! " ai-je dit, criant comme un SS.

J’ai ponté la mitraillette vers sa poitrine. Le bébé a pleuré. Mon doigt caressait la gâchette.

«Non! S’il vous plaît! " elle tremblait. "Le bébé, s’il vous plaît!"

Je visais sa poitrine. Le bébé a pleuré. Mon doigt se crispait sur la gâchette.

"Tires-donc!" hurlait l'un des garçons. "Tues-là!" La main tendue de la femme tremblait dans l'air. Mon cœur battait dans ma poitrine comme un marteau.

"Tires!" implorait l'autre garçon. "Nous sommes venus ici pour cela! Fais-le! "

J’étais tétanisé. Je ne pouvais pas le faire. Je ne pouvais pas appuyer sur la gâchette. C’était le moment où je suis redevenu humain. Tous les anciens enseignements me revenaient en hâte : J’avais été enseigné à croire que la vie est un don précieux de Dieu, que les femmes et les enfants doivent être protégés.

Si j’avais appuyé sur la gâchette, j’aurais été comme Mengele, lui, aussi, avait fait face aux mères tenant des bébés - ma mère tenant mon petit frère - et condamné à des morts horribles. Mon éducation morale ne me permettait pas de devenir membre honoraire de la SS.

Pourtant, à cause de ce semblant de miséricorde, j’essayais de sauver la face devant les garçons. Si je ne pouvais pas être un tueur endurci, je pouvais au moins être un voleur de voiture. "Où est la voiture?" ai-je crié.

"Il n'y a rien ici", dit-elle.

"Où est-elle?!" aboyais-je.

"Elle n’est pas ici», dit-elle.

Je baissai mon arme et courrait hors de la maison et j’en fis le tour.

"Tu nous as fait venir ici pour rien?" hurla l'un des garçons.

"Je ne pouvais pas lui tirer dessus," leur ai-je dit. "Elle avait un bébé!"

"Et  combien de bébés ont-ils tués eux ?" a-t-il plaisanté. Il marquait un point.

Nous sommes allés à la grande grange derrière la maison et avons débloqué les lourdes portes en bois. Là, recouverte de foin, se trouvait la grosse Mercedes noire. J‘étais livide. J’avais épargné sa vie et elle me mentait en pleine face !

"Attendez ici," ai-je commandé aux garçons. Je retournais dans la maison, arme au poing, et je l'ai retrouvée. "Cette fois, je vais vraiment vous tirer dessus," hurlais-je. «Donnez-moi les clés!" Elle m'a donné les clés. Je courrus vers les garçons et la voiture. «Je les ai!" leur ai-je dit.

De retour.

"Qui sait conduire?»  demanda l'un des garçons.

"Ne vous inquiétez pas, je sais!"  Nous avons oté le foin et sauté dans la voiture.

"Dépêchez-vous! Sortons d'ici! " dit l'un des garçons.

Quel spectacle nous faisions: trois adolescents Juifs en uniformes rayés de prisonniers, armés de mitraillettes, au volant de la Mercedes noire du Maire de Weimar, en Allemagne, sur le chemin du retour au camp de concentration de Buchenwald. Nous avons souri, ri et parlé comme les hommes que nous n’étions pas.

"Avez-vous vu comment elle avait peur?" dit un garçon, avec enthousiasme. "Je parie qu'elle a fait dans sa culotte!" Nous avons rigolé en continuant notre route.

Je contemplais la voiture. Après tout, nous roulions dans la Mercedes du maire de Weimar. Quand est-ce la prochaine fois que nous aurons à conduire une Mercedes?

Donc, j’ai conduit la voiture tout le chemin du retour à Buchenwald. En fait, j’ai conduit tout droit à travers les portes du camp. Seulement, cette fois, l'ironie du slogan grave sur les portes - «A chacun ce qu'il mérite!" - m'a fait rire.

Les prisonniers se tenaient immobiles et regardaient comment nous dérivions dans le camp. Ils devaient s’attendre à ce qu’un  important dignitaire ou le maire de Weimar lui-même sorte de la voiture de luxe. Quand ils ont vu nos uniformes rayés de prisonniers, ils nous ont bousculés. "Comment avez-vous eu une Mercedes?" demanda quelqu'un.

"Eh bien," je lui dit en souriant, "Nous l’avons juste eu."

Tout au long de ma vie, j’avais entendu dire que tout arrive pour une raison, que les voies de Dieu sont mystérieuses, mais utile. Je croyais cela mais quelque chose que j’ai lu une décennie après mon épreuve de force à la maison du maire de Weimar m'a prouvé qu’à la fin, dans cette vie ou celle d'après, Dieu réalise finalement la justice.

Un ami a partagé avec moi un article de la revue « Vie », sur les suicides nazis après la guerre. Voici une partie de ce qu'il a dit:

"Dans les derniers jours de la guerre la réalisation écrasante de la défaite totale était trop pour de nombreux Allemands. Dépouillé des baïonnettes et de la grandiloquence qui leur avaient donné le pouvoir, ils ne pouvaient pas faire face à un règlement de comptes avec soit leurs conquérants ou leurs consciences. Il se trouvait que l'évasion la plus rapide et la plus sûre était ce que les Allemands appellent Selbstmord, auto-assassinat ... Dans le Reich d'Hitler, les Allemands ont cessé de tuer les autres et ont commencé à se tuer. A Weimar, le maire et son épouse, après avoir vu les atrocités de Buchenwald, se taillèrent les poignets. "

Ce jour-là où, à la maison du maire, Dieu réveilla ma conscience, Il m'a épargné la culpabilité et la honte de tuer la femme du maire de Weimar.

Je n’ai pas eu besoin de la tuer car elle l'a fait pour moi.