Dans un précédent billet - l'homme préfabriqué - je relevai une citation de Albert Camus, pleine de vérité. En méditant le livre de Job, j'ai retrouvé cette autre citation, très forte, extraite de "La peste" : « Le plus grand honneur que l'on puisse faire à Dieu c'est de ne pas croire en lui, parce que s'il était vraiment responsable de ce monde, il serait un monstre ». Voilà en quelques mots exprimée la grande anxiété de Camus: "Comment ce Dieu a pu créer un univers où règnent la douleur, la souffrance des innocents, la mort, où les forces cosmiques détruisent avec une suprême indifférence tous les monuments de la civilisation, toutes les créations de l'homme et sa vie elle-même ?"

Il faut bien l'avouer, le verset 28 de Romains 8: "Nous savons, du reste, que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein." ne répond pas pleinement à nos interrogations sur le pourquoi du mal, de la souffrance.

Le mal fait scandale, le mal provoque la révolte, il ne perçoit pas le vrai Dieu mais s'insurge contre une espèce d'idole où Dieu apparaît comme une volonté despotique et arbitraire qui soumet l'homme à ses caprices. La création n'est pas le geste d'une toute-puissance qui, sans tenir aucun compte de rien ni de personne, suscite la vie à son gré sans tenir compte de la dignité de cette vie. Dans cette perspective, Maurice Zundel, un bibliste de renom a écrit: "La création, c'est une histoire à deux, c'est une histoire d'amour, c'est une histoire nuptiale où la créature est appelée à collaborer avec Dieu à sa propre création."

Si on admet que la vie a commencé par hasard, que la vie n'a aucun sens, aucun but, qu'elle ne va nulle part et ne signifie rien, le mal est éliminé dans sa racine, puisqu'on ne peut s'attendre à rien, que rien n'est exigible, qu'il n'y a aucune finalité : il ne peut y avoir aucun mal. Mais le mal est une réalité qui s'oppose au bien et qui, donc, suppose le bien. Donc plus l'homme se scandalise du mal, plus il affirme du même coup l'existence d'un Bien Absolu qui est "méconnu et piétiné".

Il y a le mal absolu que parce qu'il y a le Bien Absolu, il n'y a de mal que parce qu'il y a Dieu.

La Genèse, dans le récit de la chute, au chapitre 3, tente d'expliquer l'intrusion du mal dans le monde et de la mort en particulier, comme la conséquence d'un refus de soumission à l'ordre divin. Ce thème a été repris par l'apôtre Paul dans l'épître aux Romains, lorsqu'il dit : « De même que par un seul homme, le péché est entré dans le monde et, par le péché, la mort, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ se sont-ils répandus à profusion sur la multitude ? » Donc Paul, reprenant avec tout son génie ce texte de la Genèse, voit en effet, dans la chute originelle, c'est-à-dire dans le refus que l'on oppose à Dieu la source de tous les maux qui dévastent l'humanité et en particulier, de la mort. Maurice Zundel comprend que le texte de la Genèse qui nous rapporte la chute originelle est une tentative très émouvante d'innocenter Dieu. L'auteur de la Genèse, quel qu'il soit, qui a écrit ce chapitre, avait la conviction profonde que Dieu ne pouvait d'aucune manière être complice du mal, et que le mal n'avait pu entrer dans le monde que par la volonté défaillante de l'homme.

Nous arrivons donc à un carrefour d'une extrême importance. Si le mal ne se justifie que par l'existence du Bien Absolu. Si le mal est issu de l'homme, nous voyons finalement que le bien absolu, auquel s'oppose le mal est dans l'homme. Et là, nous retrouvons Dieu. Finalement, dans le mal, comme le dit Maurice Zundel, c'est donc Dieu qui est piétiné, c'est Dieu qui est victime, c'est Dieu qui est toujours dans le camp des victimes.

Comment cela est-il possible ?

Je pense que si Camus avait su identifier le mal qui était un si grave problème pour lui, s'il avait pu comprendre que le mal était le piétinement du Bien Absolu dans la création et dans l'homme en particulier, il aurait accepté la seule réponse possible : c'est Dieu qui est victime, c'est Dieu qui meurt, c'est Dieu qu'il faut sauver en l'aimant. Mais Camus était un surdoué alors peut-être ...

  • Maurice Zundel (1897-1975), prêtre suisse, poète, philosophe, théologien et mystique, a laissé en quelque vingt ouvrages une pensée originale, née de son expérience, une pensée étonnante, stimulante et toujours actuelle.